La France organise sa réponse sanitaire
L'Etat a déjà acheté 5 millions
de traitements et 50 millions de masques.
Par Sylvie BRIET
vendredi 26 août 2005 (Liberation - 06:00)
Le principe de précaution s'applique désormais
à la grippe aviaire. Et, si l'on en croit Jacques Chirac,
le coût de l'opération ne sera pas un obstacle.
Vaccins, antiviraux, matériel de protection, préparation
des hôpitaux... Une organisation énorme est en
train de se mettre en place. Le «plan de lutte contre
une pandémie grippale doit être actualisé
et amélioré en permanence», a déclaré
hier le Président en conseil des ministres. Ce n'est
pas simple, vu le nombre d'inconnues.
40 dollars.
En cas d'épidémie, selon les
experts de l'Institut de veille sanitaire, le nombre de cas
en France pourrait atteindre 20,9 millions d'êtres humains,
entraînant 200 000 décès. Si le virus, devenu
transmissible d'homme à homme, arrivait, une course contre
la montre s'engagerait aussitôt. Les principales mesures
de santé humaine proprement dite concernent d'abord l'acquisition
de médicaments. Ainsi, les antiviraux : un seul est vraiment
efficace, le Tamiflu, produit par un unique laboratoire
dans le monde, le suisse Roche. Le gouvernement français
a déjà acheté 5 millions de traitements
(un traitement permet de soigner une personne). Il en aura 9
millions fin octobre, 14 millions fin décembre.
«La France est le pays le mieux doté par rapport
à sa population», estime Nicolas Postel-Vinay,
porte-parole de la Direction générale de la santé.
Ce traitement est très cher, autour
de 40 dollars (32,50 euros), mais les gouvernements
négocient les tarifs. Périssable, cet
antiviral, qui soigne aussi d'autres virus de grippe, sera distribué
en priorité aux professions exposées (santé,
pompiers, etc.) et aux plus fragiles, comme les enfants.
Mais dans le cadre d'un scénario-catastrophe, la
situation deviendrait complexe. Exemple : la caissière
du supermarché devrait, aussi, être protégée.
Seul un vaccin peut être administré
à grande échelle, mais il faut le temps de le
mettre au point, car il n'y en a pas encore. Le gouvernement
a déjà acheté à Aventis-Pasteur
une première tranche de 20 millions de vaccins, par anticipation.
Un prototype de vaccin a été mis au point et des
essais cliniques sont en cours, en France et ailleurs. Les premiers
résultats ont montré que ce vaccin fonctionnait.
Cependant, les experts vont devoir le rendre plus efficace.
Avec une grande inconnue : «La souche qui émergera
sera-t-elle assez proche de la souche actuelle, le H5N1, pour
que ce vaccin fonctionne ?» se demande Jean-Thierry Aubin,
directeur adjoint du Centre national de référence
de la grippe à l'Institut Pasteur. En tout état
de cause, il faudra entre trois et six mois dans le meilleur
des cas pour obtenir les vaccins, d'où l'importance des
antiviraux pour combattre la pandémie en attendant.
Masques filtrants.
Une deuxième série de mesures
touche au comportement des personnes. Un travail d'information
devra être mené tous azimuts. S'il y a épidémie,
il faudra vider les lieux de rassemblement de population (métro,
stades, lieux de culte...) qui favorisent la contagion. Le lavage
très fréquent des mains deviendra indispensable.
50 millions de masques filtrants sont déjà arrivés,
à destination des équipes soignantes. Des kits
de détection et de prélèvements sont distribués
aux hôpitaux. En dépit de l'inquiétude suscitée
par les oiseaux migrateurs, les experts estiment plus probable
que le virus mute en Asie du Sud-Est et arrive par avion avec
un voyageur infecté. Le ministre de la Santé étudie
donc la possibilité d'installer des caméras thermiques
dans les aéroports pour y détecter les passagers
ayant de la fièvre... Du point de vue de la santé,
la France semble donc en mesure de maîtriser rapidement
une éventuelle épidémie. Car elle a les
moyens de se procurer des armes efficaces. Ce qui ne sera pas
le cas des pays plus pauvres...
Grippe aviaire
Les poulets «de luxe» craignent
d'y laisser des plumes. En cas d'épidémie, les
éleveurs pourraient être obligés de renoncer
au plein air.
L a volaille française de qualité retient son
souffle. L'affaire de la grippe aviaire commence à faire
peur aux professionnels du poulet, de la dinde et de la pintade
haut de gamme. Les déclarations de Jacques Chirac, qui
a appelé hier à «appliquer pleinement le
principe de précaution» contre la menace de grippe
aviaire (lire ci-dessous), ne vont pas calmer leurs inquiétudes.
C'est le mot d'ordre apparu au temps de la maladie de la vache
folle et de la fièvre aphteuse du mouton. Pour le moment,
rien encore de bien grave : des tests de «dépistage»
vont être mis en place, et les éleveurs de plein
air, dont les volailles se promènent en quasi liberté,
sont «invités» à ne pas les nourrir
avec de l'eau ou des aliments à l'extérieur.
Sueurs froides.
Mais en cas d'aggravation de la situation,
on pourrait, comme aux Pays-Bas, être amené à
confiner les volatiles dans des espaces clos «pour protéger
la santé des Français». De tels propos donnent
des sueurs froides aux éleveurs de «bons»
poulets. Si 75 % de la production française de volatiles
(3,9 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel) sont élevés
en batterie ú donc moins concernés par ce type
de mesure ú, la qualité gustative des poulets
haut de gamme dépend, elle, de leur possibilité
de s'ébattre sur des «parcours herbeux» soigneusement
mis au point. Ces promenades vertes quotidiennes à l'air
libre complètent l'alimentation des volatiles en minéraux
et en insectes. C'est une des conditions établies par
le cahier des charges très précis qui permet de
décerner le précieux Label rouge de qualité,
et/ou bénéficier d'une Indication géographique
protégée (IGP), gages de prestige et d'un prix
de vente plus élevé.
C'est pourquoi, dans le petit monde du poulet
de Bresse, une des IGP qui est aussi une des deux seules Appellations
d'origine contrôlée (AOC) dans le secteur de la
viande, l'idée d'enfermer les volailles fait frémir
: «Ce serait une catastrophe si on devait garder nos volatiles
à l'intérieur d'enclos couverts. Cela nous ferait
sortir des clous définis par notre cahier des charges,
et nous ne pourrions plus les commercialiser sous l'étiquette
Bresse. Je ne vois pas comment nous pourrions faire, à
moins d'obtenir des dérogations», s'inquiète
déjà Christophe Boucault, directeur technique
de la Maison de la volaille de Bresse, à Branges (Saône-et-Loire),
qui regroupe 252 élevages et met chaque année
sur le marché un gros million de ces poulets si goûteux
et prisés des gastronomes, avec leurs pattes bleues et
leur crête rouge vif. En cas de mesures de confinement,
les éleveurs seraient touchés directement au portefeuille
: à la boucherie du coin, le «Bresse» est
vendu 11 à 12 euros le kilo, soit deux fois plus cher
qu'un poulet Label rouge et quatre fois plus qu'un poulet industriel.
A ce prix-là, le poulet de Bresse offre une traçabilité
sanitaire de première catégorie : «En cas
de pépin, nous n'aurions aucune difficulté à
retrouver la provenance du poulet fautif, de ses parents, frères
et soeurs, pour procéder à la destruction avant
l'entrée dans la chaîne alimentaire», assure
Christophe Boucault.
Précaution.
La crainte du confinement de «précaution»
donne également des sueurs froides dans l'univers à
peine moins prestigieux des volailles IGP, qui représentent
à elles seules 31 des 75 IGP françaises, selon
les chiffres de l'Institut national des appellations d'origine
(Inao). «Tous ces volatiles, 101 000 tonnes annuelles,
sont astreints, eux aussi, à des parcours herbeux plus
ou moins importants en fonction de la qualité recherchée.
S'il fallait les enfermer, ils ne pourraient plus bénéficier
de l'IGP», commente l'institut public. Le coup serait
rude pour les éleveurs de poulets fermiers blanc d'Auvergne,
les poulets fermiers du Velay ou les noirs du Forez. Sans parler
des fameuses volailles Label rouge de Loué, vedettes
des linéaires d'hypermarchés. Dans la Sarthe,
à titre de précaution, «l'abreuvement des
poulets se fait déjà à l'intérieur»,
explique Yves de La Fouchardière, directeur des Fermiers
de Loué.
La menace H5N1
C'est le virus de la grippe le plus inquiétant de ces
dernières années. Celui par lequel la prochaine
pandémie pourrait arriver. H5N1 est hautement pathogène
pour les oiseaux, mais, selon les chercheurs, il pourrait bien
étendre sa capacité de nuisance à l'homme.
Il a été repéré pour la première
fois en 1997, lors d'une épidémie de grippe aviaire
à Hongkong. H5N1 y avait infecté treize personnes,
et tué six d'entre elles. «Des enfants pour la
plupart, se souvient le professeur Antoine Flahault, du réseau
Sentinelle. Un taux de mortalité effroyable, puisque
50 % des malades sont morts.» En comparaison, la grippe
espagnole de 1918, «le pire souvenir, selon Antoine Flahault,
doit n'avoir tué que 1 à 2 % des contaminés».
H5N1 «n'est pas un virus humain, c'est un virus aviaire.
Il n'y a jamais eu de contamination d'homme à homme.
Aujourd'hui, toutes les victimes humaines ont eu une sorte d'intoxication
au virus, le plus souvent sur des marchés de volailles».
Un peu comme si elles s'étaient retrouvées sous
une pluie de particules virales dispersées par les oiseaux
malades. Toutes les cellules des poumons se sont retrouvées
infectées par H5N1. «Dans ce cas-là, le
virus ne se transmet pas, mais il peut tuer.» D'après
Antoine Flahault, «pour l'instant, il ne peut donc pas
provoquer de pandémie. Mais personne ne connaît
encore le pouvoir pathogène de ce virus chez l'homme».
Le virus cherche à s'humaniser, mais tombe à chaque
fois dans une impasse. Arrivera-t-il un jour à franchir
la barrière ? Il peut y parvenir en intoxiquant quelqu'un
déjà porteur d'un virus grippal banal, «un
chasseur de colvert par exemple, explique Antoine Flahault.
L'homme ne meurt pas. Cependant, du mélange des deux
virus sort un hybride capable de se transmettre d'homme à
homme». Situation théoriquement possible, quoiqu'encore
jamais vue. Les réassortiments de gènes semblent
plus efficaces lorsqu'ils se produisent chez le porc. D'où
le danger des promiscuités oiseaux-porcs-hommes sur les
marchés du Sud-Est asiatique. Et pour le Dr Flahault,
la menace «peut venir d'un peu n'importe où. De
Hollande, de France, de Hong-Kong ou des Etats-Unis».
D'après lui, la pandémie pourrait être enrayée
si elle est détectée à temps. «Sinon,
il faudra faire face.»
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