mardi 23 août 2005.
Pucallpa (Pérou)
Sur la route blanche, de noirs vautours passent au crible un
tas d’immondices, dans cette ville en amont du fleuve
Ucayali (voir la carte ci jointe). Une bande de gamins crie
« Eh, gringo ! », et je me retourne pour voir qui
est derrière moi : je n’ai pas vraiment le physique
du cow-boy. Mais non, c’est vraiment à moi qu’ils
s’adressent. C’est déconcertant pour nous
européens d’être appelés par ce qualificatif
qui, dans les films de Sergio Leone, est toujours collé
aux yankees nord américains. C’est ainsi que toute
étrangère blanche va être appelée
gringa. Ce n’est pas qu’une façon de désigner
: le champ sémantique de ce terme est infiniment plus
vaste, et plus inquiétant. Je m’en aperçois,
sur un bateau qui descend le fleuve Ucayali, quand j’offre
un verre d’eau potable au patron d’une scierie qui
me parle de ses projets de déboisement. Il me remercie,
et ajoute : « Un gamin d’ici ne l’aurait jamais
accepté : les mères leur disent que les aliments
et les boissons offerts par les gringos sont empoisonnés
».
La torche qui étourdit les indigènes
Le fait est que dans tout le bassin amazonien, en passant d’affluent
en affluent, circulent les histoires les plus terrifiantes sur
nous, les gringos. Dans un village où il n’y a
pas de lumière électrique, je marche un soir dans
la rue, en éclairant mon chemin avec une de ces torches
dernier modèle, qu’on porte sur le front, comme
les mineurs, pour pouvoir avoir les mains libres. Le guide me
prie de l’enlever : « Ici beaucoup de gens croient
que les gringos apparaissent la nuit en sortant de la forêt,
pour enlever les indigènes qu’ils étourdissent
avec une lumière très puissante qu’ils ont
sur la tête, comme un laser » (indios est un terme
qui est considéré comme méprisant, on utilise
plutôt « native » ou « indigène
»). C’est l’histoire des pelacara qui résonne
jusqu’à Iquitos et à Manaus, comme une légende
métropolitaine qui reviendrait, de Londres à Rome,
et au Caire (El Pelacara est aussi le titre d’un récit
de l’écrivain colombien Nelson Estupinan Bass).
Voici comment je l’ai entendue la première fois,
dans un campement dans la jungle :"Ces gringos enlèvent
la nuit les indigènes, dont les corps sont retrouvés
le visage sans peau" (d’où le nom : en espagnol
cara signifie "visage").Des fois, ils leur enlèvent
même les yeux, "dernièrement, même les
phalanges des doigts"."Est-ce qu’ils vendent
les visages des natives à des entreprises pharmaceutiques
ou à des riches collectionneurs de tête ? Est-ce
qu’ils utilisent les phalanges pour créer des fausses
identités pour les empreintes digitales ? Pourquoi le
font-ils, personne ne sait le dire. Mais tout le monde a peur
des pelacaras ».
En effet, une telle histoire ne viendrait à l’esprit
d’aucun européen. A première vue, c’est
comme si les indigènes attribuaient aux blancs leurs
propres obsessions ancestrales : dans le fond, c’étaient
bien certains peuples amazoniens, et non pas européens,
qui guerroyaient pour pouvoir couper les têtes de leurs
ennemis, les travailler, les décorer, les orner, et les
suspendre devant leur porte. Mais, ensuite, on repense au "scandale
du Putumayo" (une région colombienne qui prend le
nom d’un affluent du Rio des Amazones), à l’époque
du caoutchouc qui, de 1880 à 1920, bouleversa pour toujours
la physionomie de toute l’Amazonie, et qui est surtout
connue grâce au film Fitzcarraldo de Werner Herzog. Sur
le Putamayo, au début du 20ème siècle,
régnait un émule plus cruel et plus cynique encore
que Fitzcarraldo, Julio C. Arana, qui, par la force ou par la
persuasion, avait nettoyé tout le territoire de ses concurrents
colombiens et boliviens, et recruté une véritable
armée de mercenaires internationaux qui défendaient
son royaume arme au poing : environ 50 000 indiens de la région
y étaient réduits en esclavage et soumis à
des traitements dont l’inhumanité défie
aujourd’hui toute imagination. "A lire les épais
fascicules de l’instruction, on s’épuise
de l’uniformité de l’horreur, pour ne plus
frissonner de nausée que devant les faits les plus féroces
: des femmes données comme cibles pour les exercices
de tir des hommes d’Arana, des enfants coupés en
morceaux pour servir de nourriture aux chiens des surveillants,
des hommes castrés, dont on faisait cuire les organes,
à la fin du supplice, avant d’obliger leurs femmes
à les manger, ou cette femme brûlée vive,
comme tant d’autres pour le plus grand divertissement
de leurs bourreaux, mais dans ce cas, envelopée dans
le drapeau péruvien, d’abord imprégné
de kérosène", écrit le grand anthropologue
André-Marcel d’Aran dans L’Amazonie péruvienne
indigène (Plon, Paris, 1982). Et il ajoute qu’Arana
ne fut jamais puni, il devint même sénateur du
Pérou et, dans les années soixante, un de ses
petits-fils fut sénateur d’Iquitos.
Le texte de d’Aran fait penser, à son tour, à
Pedro Leon (1519-1554) qui, dans la Cronica del Perù
parle d’un "portugais du nom de Roque Martin qui
suspend dans sa véranda des morceaux d’indiens
pour nourrir ses chiens, comme si c’était des bêtes
sauvages" : les protagonistes changent, les siècles
passent, mais les formes effarantes de la férocité
restent monotonement les mêmes. Avec de tels précédents
en fond, on comprend mieux l’anxiété avec
laquelle même le plus sceptique raconterait ces légendes
d’horreur : "Moi je n’y crois pas, mais on
ne sait jamais, les mêmes histoires reviennent de sources
trop nombreuses. Par exemple, une fois, un de mes amis pêchait
de nuit avec un harpon, quand il voit sortir du fleuve un homme
grand, vêtu entièrement de noir, avec des palmes,
un masque et une arme. Alors mon ami a lancé son harpon,
l’homme est tombé dans l’eau. Mon ami dit
qu’il l’a tué, mais que personne n’est
jamais venu le réclamer".
L’histoire la plus effrayante est rapportée ainsi
: "Je travaillais dans un gisement pétrolier dans
la jungle. J’avais un camarade de chambrée qui
buvait toujours. Une nuit, il se soûla et me raconta toute
l’histoire. Les gringos de l’Institut Linguistique
de Verano (voir le prochain épisode) lui offrent un travail,
en lui promettant qu’il n’aura plus de problèmes,
mais qu’il ne devra en parler à personne, pas même
à sa femme. Ils l’emmènent en avion au milieu
de la jungle et là, il découvre que son travail
c’est de tuer des indigènes. Ils les endorment,
ou les tuent, avec une lanterne qui émet un rayon très
fort. Ils les emmènent dans une maison où ils
leur enlèvent des organes qu’ils vendent pour des
greffes et ensuite les suspendent la tête en bas en les
ouvrant en deux, au dessus d’une très forte source
de chaleur, de manière à recueillir la graisse,
parce qu’il paraît que l’huile des indigènes
est inégalable pour les avions et les astronefs des gringos.
Ils en ont tué par milliers. C’est pour ça
que les gens de nombreux villages ont peur quand arrivent des
gringos comme vous".
Je demande : "Comment se fait-il que ce collègue
s’est mis à raconter tout ça ? Il n’avait
pas peur ?". La réponse : "Il avait des remords,
il s’était repenti et en plus il n’avait
pas été payé pour son travail" rappelle
le début d’un autre livre, Thy Will Be Done. The
Conquest of the Amazon : Nelson Rockefeller and Evangelism in
the Age of Oil, de Gérard Colby et Charlotte Dennett
(HarperColins, 1995). Le volume s’ouvre sur cette scène
: dans l’obscurité du confessionnal, un homme,
Araide Pereira, raconte ses méfaits à un prêtre.
"Il a participé à une extermination de masse
et ne peut plus continuer à vivre avec ses remords. De
plus, on ne l’a pas payé les quinze dollars qu’on
lui avait promis". C’était en 1963, non plus
à l’époque du caoutchouc, mais à
celle des nouveaux matériaux technologiques, dans ce
cas la casserite, nécessaire pour produire de l’étain.
Le peuple des Cintas Largas eut la malchance d’habiter
justement dans cette zone, à côté du fleuve
Aripuana, où la firme Arruda and Junqueira Company avait
découcert un filon de ce minerai rare. On décida
ainsi de faire décoller, le jour où les Cintas
Largas se réunissaient sur la place de leur village pour
festoyer, depuis une des pistes prises sur la jungle, un Chesna
doté de deux armes : du sucre au premier passage pour
attirer les indiens et apaiser leurs craintes, et de la dynamite
à lancer au deuxième passage, quand ils seraient
tous bien à découvert. Après quoi, pour
éliminer tous les survivants, on envoya une équipe
de sept hommes, parmi lesquels Araide Pereira : avant de dénicher
où s’étaient réfugiés tous
les Cintas Largas en fuite, le commando erra dans la jungle
pendant plus de six semaines. Alors, ils attaquèrent
à l’aube et tuèrent tous les indigènes
sauf un petit garçon et une fillette. Le chef du commando
tira une balle dans la tête du garçon, pendit la
fillette à un arbre les jambes écartées,
la tête en bas, et l’équarrit d’un
seul coup de machette. Là aussi, les responsables ne
furent jamais punis. Le prêtre qui avait reçu la
confession fut tué dans un accident de voiture. Le pilote
de l’avion qui avait lancé la dynamite périt
dans un accident d’avion. Deux accusés se noyèrent
dans des "expéditions de pêche », le
chef des commandos fut tué par des cueilleurs de caoutchouc
lors d’une mutinerie. Quatre autres accusés disparurent.
Le massacre des Cintas Largas
Remords et non paiement ne sont donc pas le seul élément
qui relie aujourd’hui la "légende" qu’on
me rapporte au massacre des Cintas Largas en 1963 (remords et
non paiement avaient déjà contribué à
révéler aussi le scandale de Putumayo en 1907)
: il y a un autre détail commun à l’horreur,
celui de la victime pendue la tête en bas et écartelée.
Les mayas avaient tout compris il y a quatre siècles
: leur livre Chilam Balam décrit les blancs comme "prédateurs
le jour, criminels la nuit, assassins du monde". S’il
existe jamais un "fardeau de l’homme blanc",
il ne s’agit certainement pas de la mission "civilisatrice",
comme pensait Rudyard Kipling, mais c’est vraiment le
poids de ce passé de génocides et d’atrocités
qui te plongent dans l’embarras face à l’extraordinaire
gentillesse que les indigènes amazoniens montrent à
ton encontre. Malgré tout.
Si bien que tu en arrives même à trouver délicate,
poétique et imméritée, cette croyance qu’on
te raconte quand, en barque sur l’immense fleuve, tu vois
sauter au dessus de l’eau les grands dauphins roses, "qui
s’appellent bufeos parce que, quand ils sortent à
la surface, pour respirer, ils font un bruit comme booou".
Selon les scipibo, un peuple qui habite le long de l’Ucayali,
en aval de Pucalipa, le bufeo est un être surnaturel,
un démon, qui apparaît comme un gringo attirant
qui séduit et met enceintes les femmes indigènes
qui le regardent, et qui accoucheront d’enfants à
la peau claire (cette croyance je la trouverai ensuite confirmée
dans un très récent ouvrage de l’anthropologue
français Jacques Tournon). " Voici pourquoi, si
elle voit un bufeo, une femme doit fuir la rive du fleuve".
(I. à suivre)
Marco D’ Eramo
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